Il tombe des cordes en ce jour de juin, mais un déluge ne saurait arrêter les Iron Brothers, les «frères de fer» qui s’imposent chaque semaine une discipline d’airain. Tous les mercredis après-midi, ils se retrouvent à Colombes, dans les Hauts-de-Seine, entre quatre tours d’une vingtaine d’étages, pour leur séance de street workout, autrement dit de «musculation de rue». Rendez-vous dans le seul espace vert rescapé du béton, une aire de jeux qui fournit l’unique matériel dont ils ont besoin pour leurs évolutions : des barres. Verticales, horizontales, parallèles. Et c’est parti pour quelques figures toniques : un «drapeau» (corps à la perpendiculaire du poteau), un «dips» (bras tendus au-dessus des barres parallèles, on ne bouge plus), un «muscle-up» (une traction suivie d’un dips).
Suer «jusqu’à ce qu’y ait plus de jus», c’est la devise de ces damnés du muscle. Sur les treize de l’équipe, deux - Broly et Loop’s - participeront à la 4e édition du Pull and Push, compétition qui se tiendra ce samedi à Grigny, dans l’Essonne. Rien qu’à évoquer les épreuves, on transpire : maxi-tractions, maxi-pompes, freestyle (enchaînement de figures durant une minute sur une barre fixe) et absolute. Cette dernière se compose de séries de muscle-up, pompes, tractions puis dips. Le plus fort enchaîne près de 15 muscle-up, 80 pompes, 20 tractions et 20 dips. «C’est le concours où tout le monde veut aller», affirme Iron, champion des tractions du Pull and Push 2012 et membre de la Punishment Team, une autre équipe francilienne.

GYM COMMUNISTE ET PRISONS AMÉRICAINES

Bancs, Abribus, poteaux de sens interdit, barrières, tout le mobilier urbain et même les troncs des arbres sont le support de cette nouvelle pratique sportive qui vous fait des muscles d’acier et s’acquiert essentiellement en jouant sur le poids du corps. Cinq ans après son débarquement en France, près de 5 000 personnes la pratiqueraient, nourrissant une efflorescence d’équipes aux noms américains aussi évocateurs que ceux de leurs membres - jeunes - toujours connus sous un alias. Les Iron Brothers (qui comptent trois filles, Clo, Pepper et Bam, senior de 34 ans) sont de Colombes. Les Bar Tigerzz, âgés de 17 à 24 ans, tiennent leur nom de Eye of the Tiger, la chanson de Rocky III, et viennent de Paris et de sa banlieue, Romainville et Grigny. Lyon a son équipe phare, Body Art. Mais c’est la Punishment Team qui est, depuis 2011, la vedette française, avec Sékou, Iron et MC Jean Gab’1, rappeur du tube J’t’emmerde. Leur leitmotiv : «On est l’équipe qui punit. On s’entraîne dur, on arrive, on gagne tout et on repart.»
La genèse de ce sport de rue tient de la légende urbaine. Il viendrait, selon les uns, de l’Europe de l’Est, où les jeunes des quartiers investissent les spots de gymnastique installés du temps du communisme pour se muscler à peu de frais. A moins qu’il ne soit né dans les prisons américaines où les détenus se sculptent un corps viril dans l’espace confiné de leur cellule. La discipline a autant de noms que d’origines putatives : musculation urbaine, ghetto workout, prison workout. Et aussi, très chic : calisthénics. Ce terme, venu du grec kallos («beauté») et stenos («force»), fait référence aux gladiateurs qui auraient, dit-on, pratiqué cette musculation.
Nabilson, leader des Bar Tigerzz, renvoie dans les cordes les ergoteries sur les origines de son sport préféré : «On a tous été inspirés par une seule et même personne, Hannibal for King.» HFK. Ce New-Yorkais de 36 ans a lancé la vogue du street workout en juillet 2008 en postant des vidéos où on le voit accomplir des figures sur fond de rap américain. Elles seront visionnées près de 10 millions de fois, suscitant une vague de fans. «Notre mentalité, explique l’ancien rugbyman de 22 ans, c’est de se dire "Si quelqu’un est capable de faire ça, pourquoi pas nous ?"»

«UNE SOCIALISATION DE LA DÉBROUILLE»

Dès 2009, le street workout entame sa conquête des rues françaises, grâce à Internet. «On a beaucoup regardé de vidéos. On a appris tout seuls»,poursuit Nabilson. «Les pratiques de rue sont très marquées par le rôle de l’image», relève Florian Lebreton, sociologue à l’université de Brest et auteur de Cultures urbaines et sportives "alternatives", socio-anthropologie de l’urbanité ludique (L’Harmattan, 2010). Les vidéos jouent deux fonctions, explique-t-il : «Elles véhiculent un culte du corps en même temps qu’elles diffusent les règles du jeu. Le street workout fait partie de ces pratiques informelles, sans clubs ni institutions où elles seraient enseignées. Les vidéos permettent au novice de l’apprendre.» Transformant la rue en club de gym gratuit, la musculation urbaine relève d’«une socialisation de la débrouille», ajoute-t-il. C’est bien ce qui a attiré Loop’s : «Je voulais faire un peu de muscu, mais je n’avais pas les moyens d’en faire en salle. Alors j’ai commencé dans la rue.»
Et les filles, dans ce milieu 100% testostérone ? Elles restent rares. Iron, pompier dans le civil et membre de la Punishment Team, ne s’en étonne pas : «Les tractions, c’est le mouvement le plus dur qui existe.» En parlant d’une athlète de haut vol, il laisse échapper : «Elle a un niveau de mec». Après nous avoir assuré, de bonne foi : «Je ne suis pas macho.» Nabilson, au tour de biceps impressionnant, estime, lui, que le street workout, c’est très bien pour les femmes : «C’est un sport fitness, qui permet d’avoir un corps parfait…»
Les filles qui osent se lancer dans la discipline avouent affronter la réprobation de leurs proches. Pepper, 22 ans et déjà mère de deux garçons, se souvient de son ex, peu réjoui à l’idée qu’elle aille tâter des barres parallèles entourée de «plein de mecs torse nu». Clo, sa coéquipière des Iron Brothers, 17 ans et une taille de liane, s’est lancée dans l’exercice pour «se détendre», elle est qui est «trop énergique et impulsive». Mais «pour mon père, ce n’est qu’un sport de racaille», déplore-t-elle. Pourtant, «les jeunes des cités qui traînaient sur les bancs viennent maintenant s’entraîner avec nous», assure-t-elle. «On n’est pas là pour squatter la rue, mais pour l’exploiter», renchérit sa copine Pepper, fière d’avoir trouvé la formule pour définir l’esprit de sa discipline.
Jouer librement avec les mots et les figures, c’est aussi ça la marque de fabrique dont se revendiquent les athlètes de rue. Chez les Iron Brothers, faire la «machine à laver» consiste à tourner autour d’une barre. La «Iron RATP», une expression de Pepper et Clo, c’est jouer aux acrobates dans une rame de métro. Etre créatif, c’est aussi définir ses propres enchaînements. Il faut jouer «de l’agilité et de la force physique», comme l’explique Nabilson, spécialiste du freestyle. Et avoir, accessoirement, le sens du rythme, car les entraînements se font souvent les enceintes posées sur le sol ou le casque sur les oreilles.

(Photo Jean-Michel Sicot)

SUR FOND DE RAP OU D’OPÉRA

«On se motive avec de la musique à fond, ça met de bonne humeur. Ils veulent du beat qui ait de la hargne», rit Pepper, à propos des choix musicaux de ses coéquipiers, rap français ou américain. Son camarade de jeu Clarins, lui, se muscle au son de l’opéra. Chacun son style musical, mais tous se réclament d’une même hygiène de vie : bien manger, ne pas fumer, ne pas boire. Ou si peu, disent-ils, dans les soirées.
L’ambiance bon enfant, à Colombes, malgré la pluie, donnerait presque envie de se lancer. Kwaidaisow, futur pompier de Paris, nous fait soupeser son gilet de poids. L’objet a des allures de gilet pare-balles, on manque de le lâcher. Il est lesté de 10 kilos… «C’est sûr qu’on ne commence pas avec ça. Au début, porter son propre poids, c’est déjà lourd», plaisante ce costaud de 1,80 mètre. Les athlètes de rue sont là pour en baver. «Il nous arrive même de pousser l’effort jusqu’à vomir», témoigne Iron, crâne rasé et 90 kilos de muscles.
Au bout de la souffrance, il y a la fierté («C’est agréable de se voir acquérir un physique impressionnant», dit Iron) et le défi lancé aux autres. C’est ce qui a poussé Clo : «Il y avait un spot au parc de l’Ile-Marante où je courais avec ma sœur. On a vu les mecs en train de faire des figures. On s’est dit : "Ils se la pètent, on va les calmer." On a enchaîné salto, flips et tout, et les gars étaient scotchés.» Clo ne leur a pas dit tout de suite qu’elle avait derrière elle onze ans de gym…

«SENSIBILISER LES JEUNES À AVOIR UN CORPS SAIN»

«On chambre l’autre sans cesse : le but, c’est de le pousser à bout. Par exemple, on n’accepte pas que MC Jean Gab’1, qui a 47 ans, puisse nous mettre une correction, avoue Iron, qui reste épaté par la forme du rappeur.Il a vingt-six ans de plus que nous, et il nous suit !» Les battles se jouent au sein de l’équipe et se poursuivent contre les autres, au niveau mondial, sur les réseaux sociaux où chaque team poste les vidéos de ses performances.«Ils m’énervent, mais ça me stimule», avoue Jojo’s, des Iron Brothers, parlant des Ukrainiens dont il regarde les vidéos.
La musculation de rue rêve de l’étape suivante : la reconnaissance de l’institution. «On sent qu’il y a un truc à prendre», lance Iron de la Punishment Team, seule équipe de street workout à être sponsorisée, en l’occurrence par des marques de compléments alimentaires pour athlètes. Un constat partagé par Roman Cécile, administrateur de la page Street Workout France, forte de plus de 12 000 likes. Ce jeune Montpelliérain qui donne bénévolement des cours dans son lycée souhaite que la musculation urbaine sorte de «son image assez ghetto».
C’est déjà en marche : des spots de street workout commencent à fleurir dans les villes et des marques se spécialisent dans leur équipement. Depuis neuf mois, les Bar Tigerzz ont un manageur, Sody Bell-Gam : «Mon but est de les faire vivre de ça», dit-il. L’équipe a maintenant accès à une salle d’entraînement à Palaiseau (Essonne), et donne des cours dans des écoles primaires. «On veut montrer que ce sport est accessible à tous», martèle Nabilson, qui assure que l’objectif est aussi de «sensibiliser les jeunes à bien manger, à avoir un corps sain». Quant aux Iron Brothers, ils viennent de se constituer en association et comptent sur Pepper pour obtenir l’accès à un gymnase. Elle travaille à la mairie de Colombes… sur la rénovation urbaine. Et espère donner des murs au street workout pour qu’il ne soit plus à la rue les jours de pluie.
Chloé PILORGET-REZZOUK
source Libération :  11/06/2014